Les Plus Grands
Falsificateurs de l'Histoire

Reinhart Dozy

Membre de l'Académie royale des sciences d'Amsterdam et de celle de
Copenhague, Correspondant de l'Institut de France et de l'Académie
d'histoire de Madrid, Professeur à l'Université de Leyde

1879

 

Le chiisme modéré, qui est depuis trois siècles et demi la religion d'état de la Perse, concorde en une foule de points essentiels avec la forme orthodoxe de l'islamisme ; ces deux confessions reposent, en effet, sur le Coran et sur la tradition, bien que les Persans rejettent quelques récits qui émanent des trois premiers califes ou qui ne leur conviennent pas et qu'ils en acceptent comme authentiques d'autres que les orthodoxes repoussent.

La grande différence qui les sépare radicalement, c'est que les chiites prétendent qu'Ali aurait dû succéder au prophète. Il y avait droit, disent-ils, car, ayant été le premier à se convertir, il se trouvait être le plus ancien dans la foi ; il était cousin de Mahomet, dont il avait en outre épousé la fille ; enfin, le prophète l'avait expressément désigné pour le remplacer.

Les auteurs chiites - et ce sont certainement les plus grands falsificateurs de l'histoire qu'il y ait jamais eu - savent vous raconter beaucoup de détails au sujet de cette désignation ; ils connaissent même le jour où elle a eu lieu : c'était le dix-huit du mois de Dzou-'l-hiddja ; aussi célèbre-t-on chaque année à cette date une fête en commémoration de l'événement.

Ceux donc qui, par leurs intrigues, ont empêché Ali de succéder se sont mis directement en opposition avec la volonté divine, que le prophète avait fait connaître ; en d'autres termes, Abou Bekr, Omar, Othman et tous les autres califes étaient des usurpateurs qui ont, pour ainsi dire, volé le trône. A Ali auraient dû succéder ses descendants, et, sous ce rapport, les Persans sont de l'avis de l'ancienne secte connue sous le nom de parti des douze ; ils reconnaissent douze imams, dont le dernier, Mohammed, a disparu en 879 d'une façon mystérieuse dans un souterrain. C'est là l'imam caché, qui reviendra à la fin des jours en qualité de mahdi.

Les saints des chiites sont donc d'autres que ceux des orthodoxes et ces derniers ne jouissent pas chez eux d'un bon renom. Ils maudissent Abou Bekr, Omar et Othman : ils savent et racontent beaucoup de mal d'Aïcha ; ils désapprouvent hautement les enseignements des fondateurs des quatre écoles orthodoxes.

Ces maîtres, disent-ils, ont répandu bien des opinions erronées et impies, et la sagesse mondaine qui a amené les hommes à faire une religion de leurs assertions contradictoires, doit embarrasser dans un réseau de difficultés inextricables ceux qui acceptent ce monstrueux mélange. On s'accorde généralement à reconnaître qu'il n'y a qu'une seule voie pour atteindre la vérité ; mais alors il est bien évident aussi que si les hanafites ou bien les partisans de l'une des trois autres écoles ont raison, ceux des trois qui restent ne peuvent qu'avoir tort.

Ne vaut-il pas mieux se fier à ce qui nous vient de Dieu, de son prophète et de ceux qui vivaient au temps de sa mission qu'à tout ce que ces prétendus théologiens et jurisconsultes se sont plu à proclamer à une époque de beaucoup postérieure ?

Et pour rendre la chose plus sensible, ils aiment à conter l'anecdote suivante. Un jurisconsulte chiite fut un jour appelé chez le sultan Khodâ-bendèh, arrière petit-fils de Djenghis-Kan. La question à résoudre était de savoir si le prince pouvait reprendre une femme qu'il avait trois fois répudiée, sans qu'elle fût devenue auparavant l'épouse d'un autre, ainsi que le prescrit la loi orthodoxe. Quatre docteurs de chaque école orthodoxe étaient présents. Au lieu de laisser ses pantoufles à la porte, comme c'est l'usage, le chiite les mit sous son bras. On s'amusa beaucoup de sa conduite bizarre et on lui en demanda la raison.

« Nous avons, dit-il, dans notre famille une tradition qui dit qu'un disciple d'Abou Hanifa déroba un jour les pantoufles à l'un de nos ancêtres qui vivait du temps du prophète. Toute l'assistance éclata de rire et on expliqua au chiite qu'Abou Hanifa n'avait composé son système qu'un siècle après la mort de Mahomet.
- Alors le voleur doit avoir été un mâlikite. On rit encore davantage de cette nouvelle sottise, car Mâlik était plus jeune qu'Abou Hanifa.
- Eh bien ! ç'aura du moins été un chafiite. Mais ach-Chafii était encore plus récent.
- Vraiment ! s'écria le chiite, qui semblait furieux ; eh bien ! c'était un hanbalite et vous ne m'en ferez pas démordre ! Mais Ibn Hanbal n'a vécu qu'au deuxième siècle de l'hégire.

Le chiite, feignant d'être fort étonné de toutes les nouveautés qu'il apprenait, s'écria alors :
- Eh bien ! si tout ce que vous dites est vrai, tous ces saints dont vous voulez nous imposer les opinions comme lois, ont vécu si longtemps après notre prophète qu'ils n'ont pas dû en savoir plus long au sujet de ce qu'il a ordonné ou défendu que nous-mêmes, Messieurs, quand nous avons bien étudié.

Cela dit, il se leva et s'en alla ; mais le sultan s'empressa de le faire revenir pour lui demander s'il était d'avis qu'il pût reprendre sa femme sans qu'elle eût au préalable été mariée à un autre. Si, répondit le chiite, aucune autorité plus imposante que l'opinion de ces saints de fraîche date ne s'y oppose, je ne puis y voir de péché. » Le sultan, tout ravi de cette décision, la suivit et se fit chiite.

Les chiites formulent des accusations de tout genre contre les quatre imams des orthodoxes, surtout contre Abou Hanifa, dont la doctrine est la plus libérale, et contre Ibn Hanbal, qui se fait de Dieu l'idée la plus grossière. C'est ainsi qu'ils prétendent que le premier de ces docteurs s'est écarté du sens clair du Coran en permettant de boire le vin pourvu que son alcool se soit un peu évaporé à la suite d'une cuisson et d'user du nabîz, espèce de vin qui se prépare avec des dattes ou des raisins secs.

Quant aux hanbalites, disent les chiites, ils décrivent Dieu comme un être qui a les cheveux bouclés, qui est immatériel depuis la tête jusqu'à la poitrine et qui se compose à partir de là d'une substance molle. On tire d'un ouvrage hanbalite le passage que voici : « Le Tout-Puissant avait un jour mal aux yeux, et quand les anges lui en demandèrent la cause, il répondit que c'était une inflammation provenant de l'abondance des larmes qu'il avait versées lors du déluge. »

Jusqu'à quel point ces accusations et une foule d'autres du même genre que formulent les chiites sont elles fondées ? C'est ce que nous ne pouvons pas décider, parce que les livres des hanbalites, dont l'école jadis très nombreuse, surtout à Bagdad, est actuellement presque éteinte, sont extrêmement rares en Europe. Il se peut que les chiites, s'inspirant de leur haine pour les hanbalites, qui étaient leurs plus cruels ennemis et qui les représentaient comme des infidèles, leur aient faussement attribué des opinions scandaleuses qui étaient plutôt celles de sectes hérétiques.

Les chiites reprochent, en outre, aux quatre imams des orthodoxes d'avoir modifié les rites de la prière dans le seul but d'introduire des coutumes qui fussent en opposition avec les leurs et de s'être écartés sur d'autres points encore des prescriptions de la tradition. Pour tous ces motifs ils éprouvent du dégoût et de l'horreur pour les noms d'Abou Hanifa, de Malik, d'ach-Chafiî et d'lbn Hanbal et ils regardent, tous ceux qui les suivent comme d'abominables hérétiques.

Aussi les usages des chiites s'éloignent-ils sous différents rapports de ceux des orthodoxes. Ils n'ont pas l'habitude d'aller en pèlerinage en Arabie et ils ne peuvent guère l'avoir, car, à Médine, il leur faut montrer du respect pour Abou Bekr et Omar, qui sont enterrés dans la mosquée de cette ville. Ce n'est pas qu'il ne leur soit pas permis de le faire : en effet, leur doctrine, qui, on ne doit pas l'oublier, est celle d'une secte longtemps opprimée et persécutée, les autorise à dissimuler leurs croyances en cas de danger et même à faire temporairement une profession de foi qui n'est pas la leur : mais c'est là une concession qui révolte leur orgueil ; bénir Abou Bekr et Omar est chose plus grave pour eux que ne le serait pour un protestant pur l'obligation de baiser la mule du pape.

Les traitements qu'ils ont à subir en Arabie ne sont non plus rien moins qu'agréables. Il y a quelques années, le voyageur Burton en vit environ douze cents à Médine, où ils étaient arrivés en compagnie de la caravane du pèlerinage. Les portiers, dit-il, les arrêtaient en jurant, quand ils voulaient entrer dans la mosquée et exigeaient de chacun d'eux cinq piastres, alors que d'autres musulmans peuvent y pénétrer librement. Les malheureux ! Ils avaient perdu tous leurs grands airs de Chirâz ; leurs moustaches pendaient pitoyablement ; ils n'osaient regarder personne en face et aucun d'eux ne portait plus sa coiffure avec un peu d'élégance.

Chaque fois qu'un Adjamî, quel que fût son rang, se trouvait sur le passage d'un Arabe ou d'un Turc, on le poussait rudement de côté en marmottant des injures assez haut pour qu'elles fussent entendues de tous les assistants. Tous les regards les suivaient quand ils accomplissaient les cérémonies du ziyara, surtout lorsqu'ils s'approchaient des tombes d'Abou Bekr et d'Omar (que tout chiite est obligé de souiller, s'il le peut) et de l'endroit où l'on pense que Fatima se trouve enterrée.

Arrivés là, ils formaient des groupes, après avoir prié devant la fenêtre du prophète ; l'un d'eux donnait lecture du récit pathétique de la vie, des malheurs et de la triste mort de Fatima et les autres l'écoutaient avec une attention haletante. Leur émotion devenait parfois trop forte pour qu'ils pussent la contenir.
« Ô Fatima ! Victime infortunée ! Hélas ! » Telles étaient les exclamations qui, malgré le danger, s'échappaient involontairement de leurs lèvres ; des larmes coulaient le long de leurs joues barbues et des sanglots soulevaient leurs poitrines musculeuses.

C'était un étrange spectacle de voir tantôt ces rudes compagnons - peut-être des montagnards - pleurer silencieusement comme des enfants, et tantôt encore de leur entendre pousser des cris perçants comme ceux des hystériques, sans qu'ils se souciassent aucunement de cacher cette douleur si grossière, si repoussante et, à la fois, si vraie et si réelle que je ne savais qu'en penser. Et puis ces regards sataniques quand ils passaient près de la tombe de cet Omar abhorré ou qu'ils faisaient semblant d'y prier ! Avec quels blasphèmes leurs coeurs ne démentent-ils pas leurs bouches pleines de bénédictions !

Comme, dans leur for intérieur, ils proclament Firouz saint (le Persan qui tua Omar) et comme ils prient pour son salut, en présence même de la tombe de l'homme qu'il a assassiné ! Mais les bâtons et les pierres, souvent aussi les couteaux et les sabres, leur ont appris l'art si difficile de contenir leurs passions. Et ce n'est qu'en fronçant les sourcils avec fureur, en roulant méchamment les yeux et en contractant les muscles de la bouche qu'ils trahissent la violente tempête qui fait rage dans leur âme.

D'ordinaire ils savent aussi s'arranger pour soulager un peu leur colère par des paroles. « Fais des voeux pour Omar, porc ! » s'écrie quelque Médinois fanatique en passant près de l'hérétique. Mais le Persan ne sait que peu d'arabe ; il feint du moins de n'en pas connaître grand chose et au lieu de dire - que Dieu le bénisse - il emploie une construction vicieuse, et dit innocemment - que Dieu le rôtisse. J'ai entendu raconter qu'un Persan a été battu à mort parce qu'au lieu de dire : « Paix sur toi, ô Omar ! » il s'obstinait à répéter : « Paix sur toi, ô Hmar (âne) ! »

Au lieu donc de faire des pèlerinages en Arabie, les Persans aiment mieux aller visiter les tombes de leurs propres saints, celles d'Ali et de son fils Hosain. Il est vrai qu'elles se trouvent aussi sur le territoire de la Turquie, dans le pachalik de Bagdad ; mais les Turcs les regardent, pour ainsi dire, comme la propriété des Persans et rien ne vient les y troubler dans leurs dévotions.

La ville d'Imam Ali, où est enterré Alî, s'élève dans l'une des plaines les plus arides de l'Asie ; mais la mosquée que les Persans ont construite sur la tombe du gendre du prophète et dont les minarets et les toits à coupole sont couverts de cuivre doré est de la plus grande magnificence. Imâm Hosain, dans la plaine de Kerbela, est une ville considérable et peuplée, qu'entourent de superbes jardins et des bosquets ravissants ; c'est un lieu d'asile pour les malfaiteurs persans et turcs. Les plaques de cuivre doré qui, là aussi, couvrent les minarets et les toits à coupole de la mosquée ont coûté cinq millions de piastres et il y a longtemps qu'on a fait disparaître les traces des dévastations que les wahhabites y avaient exercées.

(Anectode : En 1797, une armée turco-arabe marcha de Bagdad contre les wahhabites à Deraya ; mais l'expédition échoua et il en résulta qu'on fit une trêve qui devait durer six ans. L'issue malheureuse de cette tentative fut la cause première des désastres qui vinrent bientôt fondre de tous les côtés sur les Turcs ; les wahhabites avaient appris, en effet, à mépriser les Ottomans. La trêve fut bientôt rompue. Les wahhabites surprirent en 1801 Imam Hosain, ville du pachalik de Bagdad, dans le voisinage de laquelle se trouve un des plus grands sanctuaires des Persans chiites, à savoir le tombeau de Hosain, petit-fils de Mahomet. Cinq mille personnes tombèrent sous le glaive des agresseurs. La chapelle qui s'élevait au-dessus du tombeau de Hosain fut détruite et les wahhabites retournèrent chez eux chargés d'un riche butin, pour le transport duquel il fallut deux cents chameaux.)

Les riches achètent à des prix exorbitants le privilège d'être enterrés tout près du tombeau du saint ; la terre elle-même trouve dans les pèlerins d'avides acheteurs, car elle possède des vertus miraculeuses, tout comme les cailloux de San Pietro (in Montorio) à Rome. Les Persans ont aussi dans leur propre pays un endroit où ils se rendent en foule en pèlerinage : c'est le tombeau de l'imam Rizâ à Mechhed, capitale du Khorâsân, et ce sont précisément ces pèlerinages que, pour des motifs faciles à comprendre, les châhs de Perse encouragent et favorisent le plus.

Rizâ, l'un des douze imams, a eu une triste fin, comme la plupart de ceux de sa race. Le calife abbâside al-Mamoun, voulant amener une réconciliation entre sa propre famille et celle des Alides, lui avait donné sa fille en mariage et l'avait désigné pour lui succéder ; mais il avait ainsi irrité le parti arabe contre lui. Un soulèvement éclata et bientôt le calife comprit que s'il maintenait sa politique de réconciliation, l'Irâk, la Syrie, la Mésopotamie et toutes les provinces occidentales de l'empire feraient défection et qu'il ne serait plus alors lui même que l'esclave des Persans.

En conséquence, il se hâta de se débarrasser de cet héritier présomptif devenu si gênant en lui faisant servir de beaux raisins empoisonnés. L'espoir que les Persans avaient nourri de voir monter sur le trône leurs Alides bien-aimés s'était donc évanoui et il était naturel que la victime de la perfidie d'al-Mamoun devint pour eux un saint ; il ne paraît pas toutefois que les grands honneurs qu'on rend actuellement à sa tombe soient anciens ; ils ne datent, semble-t-il, que du temps des Séfévides.

La ville de Mechhed fut bâtie sous leur règne ; elle est peu peuplée, quoique fort étendue, et les Ouzbeks et les Afghans l'ont ravagée plusieurs fois ; mais le mausolée de Rizâ, qui se compose d'une suite de toits à coupoles et de minarets, est de la plus grande magnificence ; à l'intérieur, tout est couvert d'or et de pierres précieuses. Sept cents serviteurs y sont attachés ; une foule de cierges y brûlent continuellement et il y a beaucoup de nobles Persans qui paient fort cher la faveur d'obtenir dans le voisinage une place pour y dormir de leur dernier sommeil.

Les Persans ont, en outre, un grand nombre de saints de moindre importance, aux tombeaux desquels ils font des pèlerinages. Chaque village a le sien, de même qu'en Turquie ; presque tous étaient des imâmzâdèh ou descendants des imams (chérifs en arabe). Ce sont surtout les régions situées au sud de la mer Caspienne qui renferment des tombeaux de saints en quantité ; ils sont si nombreux dans les forêts du Ghilan que les habitants du Mazenderan ont dans leur patois le proverbe suivant : "Les Ghilânois, sous chacun de leurs grands arbres, ont le tombeau d'un santon."

C'est un grand privilège que de vivre dans les villes saintes, telles que Koum, où est enterrée la soeur de Riza, ou dans les villages saints, comme Imâm zâdeh Ismaël près de Chiraz : on y est, en effet, exempt d'impositions et dispensé du service militaire.

Les chiites diffèrent des orthodoxes en un grand nombre de leurs usages religieux : ils font leurs ablutions autrement, ne tiennent pas les mains comme eux quand ils prient et ont encore plusieurs fêtes outre celles que les orthodoxes célèbrent aussi. Celle du Moharam en est la principale et la plus remarquable : elle est ainsi nommée parce qu'on la célèbre pendant les dix premiers jours du mois de Moharram, qui ouvre l'année.

C'est une commémoration annuelle de la mort de Hosain, le martyr préféré de la Perse, et, par suite, une fête funéraire. Le premier jour, les rues sont désertes ; chacun reste dans sa maison et s'y livre au deuil avec sa, famille. On se refuse tout plaisir et tout luxe. Au lieu de coussins moelleux et de matelas ouatés, ce sont des tapis de l'espèce la plus grossière qui couvrent le sol ; il n'y a pas de plats recherchés sur la table : on n'y sert que du pain d'orge, du riz et des pois ; on se dépouille de toute parure. Tels sont, pendant toute la durée de la fête, les signes extérieurs de l'humilité et du deuil.

Le second jour, les rues s'animent de nouveau ; mais on ne rencontre que des gens qui se rendent en procession aux monuments de Hosain. Ces monuments ont la forme du mausolée de Hosain ; ils se trouvent ou bien dans l'imâm-bara ou dans la maison de quelque riche. L'imam-bara est une magnifique construction, dressée exprès pour la fête du Moharram ; toute famille considérable a le sien, dont elle fait souvent le lieu de sépulture du chef de la famille.

Le service funèbre qui se célèbre pendant la fête du Moharram produit une vive impression. Les milliers de cierges qui scintillent, l'or et la broderie qui s'étalent partout, les drapeaux bariolés, les longues files d'hommes barbus qui sont coiffés de turbans et dont les visages brunis sont rendus méconnaissables par la douleur, tout contribue à former un spectacle magique et vraiment oriental.

Il y a service funèbre deux fois par jour. La foule se porte surtout à celui du soir. Vis-à-vis du monument s'élève une place un peu plus haute ; le prêtre vient l'occuper pour rappeler dans une allocution solennelle la mort des deux imâms. De temps à autre il sanglote tout haut ; les assistants sont profondément touchés ; des larmes brillent dans les yeux des uns ; d'autres poussent de profonds soupirs. Enfin l'assemblée tout entière, comme si la douleur se faisait involontairement jour, prononce le nom de Hosain ; en même temps tout le monde se frappe la poitrine.

On articule ce nom doucement d'abord, puis de plus en plus fort, jusqu'à ce que tout le bâtiment retentisse de cris passionnés. Au bout de dix minutes, il se fait un silence général. On offre alors des rafraîchissements ; il y a même des personnes privilégiées qui peuvent fumer. Après cet entr'acte, le service reprend ; il se termine par des chants de deuil et l'assemblée se sépare en invoquant les imams et en maudissant les califes usurpateurs.

Les représentations théâtrales qui, aussi bien en Perse que dans l'Inde, ont lieu chaque soir à l'occasion de la fête du Moharram, sont également fort remarquables. L'art dramatique est très ancien en Perse et semble avoir déjà existé avant la conquête du pays par Alexandre le Grand. Le répertoire comprend des farces et des tazies (mot-à-mot : des consolations), c'est-à-dire des drames qui sont empruntés à l'histoire sacrée des petits-fils de Mahomet et qui rappellent parfois les tragédies grecques ou les mystères de notre moyen âge.

Ils ont acquis à la cour des Séfévides ce degré de perfection que nous leur trouvons aujourd'hui et sont devenus très populaires parmi toutes les classes de la société persane, malgré l'opposition de quelques mollas puritains qui les regardent comme contraires au respect dû aux imams, parce qu'on fait représenter ces saints personnages par des acteurs.

Tout le monde peut assister à ces représentations sans avoir besoin de rien payer. L'un ou l'autre grand seigneur prend tous les frais à sa charge ; il paie le poète et les acteurs, veille à les loger et les traite splendidement ; car c'est une oeuvre méritoire aux yeux des Persans que de procurer au peuple une représentation théâtrale ; on gagne ainsi des indulgences, on édifie le public.

A ces pieux motifs se mêlent souvent des considérations moins élevées : les hommes riches augmentent par ce moyen leur influence religieuse et politique sur le peuple ; ils trouvent ainsi l'occasion de satisfaire leur vanité en étalant leurs bijoux, leurs étoffes précieuses et leur vaisselle magnifique ; ce qu'on voit sur la scène a d'ordinaire une valeur de beaucoup de millions, de sorte que les pompes du grand opéra de Paris ne paraîtraient aux habitants de Téhéran que clinquant et guenilles.

Les représentations ont toujours lieu en plein air, dans les caravansérails, sur les places publiques, dans les cours des mosquées ou des palais des riches propriétaires ; d'énormes pièces de toile protègent les spectateurs contre le soleil et la pluie. Les galeries et les fenêtres des maisons qui donnent sur la place sont réservées pour la noblesse. Par terre, le plus souvent dans un compartiment séparé, vont s'asseoir les femmes ; elles se placent sur de petits bancs, que chacune doit apporter avec elle ; plus loin se trouvent les hommes assis à la manière persane, c'est à dire accroupis sur leurs genoux. On offre continuellement des rafraîchissements de toute espèce.

Le spectacle commence par l'entrée du rouzekhan ou diseur de prologue, accompagné d'une demi douzaine d'enfants de choeur. Si c'est un descendant des imams, comme cela arrive ordinairement, il porte un turban vert et une ceinture de la même couleur. Si c'est un simple molla (prêtre), il est coiffé du turban blanc et vêtu à la manière des prêtres du pays. Le rouzekhan entre et s'assied dans la chaire ; il réfléchit pendant quelques minutes, regarde vers le ciel, pousse un soupir ; ses yeux se remplissent de larmes et il dit en sanglotant :

« Ô mes frères, ô mes soeurs, donnez vos coeurs, affligez-vous et pleurez de chaudes larmes ! N'oubliez pas que la méditation sur les malheurs de la famille du prophète (Dieu le bénisse) nous ouvre un chemin qui conduit à la porte du paradis. Sachez qu'un jour, d'après la tradition sainte, l'illustre Fatima, en peignant la chevelure de son fils chéri, l'imam Hosaïn, vit dans le peigne un cheveu arraché par mégarde, et fondit en larmes.

Ah ! mes frères et soeurs, faites-y attention, prêtez oreilles et coeurs à ce que je viens de vous dire, toute insignifiante que puisse paraître cette circonstance. Un seul cheveu ! La plus chaste des femmes, en le voyant ... (Ici le rouzekhàn se met à pleurer) ... engagé entre les dents du peigne, fondit en larmes. Hélas ! Malheur des malheurs ! Arrachez vos chevelures, tordez vos mains, frappez vos poitrines ! La voix me manque, la douleur me tue ...

(Ici le rouzekhân, avec on geste de désespoir, jette par terre son turban, déchire du haut en bas sa tunique et se prend à se tirailler la barbe. Presque tous les spectateurs l'imitent. Les sanglots deviennent de plus en plus bruyants et finissent par un cri affreux).

... Un seul cheveu ! Jugez donc quelle était l'amertume de sa douleur maternelle, lorsque, du haut de son séjour paradisien, Fatima vit cette même tête chérie de son fils tranchée ! ...

(Ici les vociférations et les sanglots des spectateurs couvrent la voix du rouzekhan),

C'est bien, mes ouailles ; un tribut de larmes ; c'est ça, c'est juste, Dieu vous en bénisse ! Faites vos coeurs se fondre en larmes, comme un morceau de sucre se dissout dans de l'eau, à l'idée de ce qu'a dû souffrir l'illustre fille du prophète en voyant la tête de l'imam Hosain sur la pointe d'une lance des mécréants ! »

L'allocution du rouzekhân dure parfois au delà d'une heure ; il varie son thème de toutes les façons ; son accent, ses gestes, son exemple en disent plus que ses paroles. La douleur des spectateurs est généralement aussi sincère que bruyante ; mais tous les rouzekhâns ne réussissent pas à l'éveiller et quand cela arrive, il y en a qui se fâchent et qui accablent le public d'injures ; d'autres ont recours à des mesures plus douces. « Chers assistants, disent-ils, faites semblant de pleurer, si vous avez le malheur d'être endurcis dans le péché au point de ne pas pouvoir pleurer sincèrement. »

Après une courte pause la pièce commence. Il n'y faut pas chercher d'intrigue compliquée ; le tazié s'en tient au récit consacré, allant droit à son unique but d'attendrir les spectateurs pour les malheurs de leur saint, et d'inspirer de la haine contre ceux qui en ont été les auteurs. Et cependant elle produit un effet prodigieux, car elle fait vibrer certaines cordes dans le coeur du chiite et y éveille des sentiments qui lui sont chers et saints par dessus tout. Le sujet lui est connu ; mais il ne demande pas de nouvelles inventions et, pourvu que les vers soient beaux, il reverra cent fois la même pièce sans ennui.

Dans nos pays du nord, on a de la peine à se faire une idée de la grande attention et de la passion avec lesquelles l'Oriental écoute ses taziés : il est vrai qu'elles ont parfois de belles scènes, que les maîtres mêmes de l'art dramatique ne rougiraient pas d'avoir écrites ; mais, à nos yeux, elles ont surtout de la valeur comme manifestation de l'esprit religieux. Pour nous, le "Couvent des chrétiens", considéré au point de vue de l'art, blesserait notre goût, car il représente les choses trop crûment et rappelle par là les productions de l'école romantique française ; mais le chiite en juge autrement ; çe drame qui est, pour ainsi dire, l'apothéose de sa foi, le touche et l'émeut plus que tout autre ; c'est sa pièce de prédilection.

Le théâtre représente un désert aride au plus fort de la chaleur de l'été. Hosain est mort ; sa famille est emmenée prisonnière par les soldats de Yezid. Le cortège, monté sur des chevaux et des chameaux, apparaît sur la scène. Les captifs chantent leur malheureux sort (car cette partie là doit se chanter). Leurs bourreaux sont inexorables.

Ibn Sad (le général) : Soldats, camarades, notre étape d'aujourd'hui est encore loin et les rayons du soleil sont insupportables. Il sera prudent de descendre ici de nos montures, de boire de l'eau fraîche et de nous reposer un peu. Faites dresser vos tentes ; nons bivouaquerons ici toute la nuit.

Chamir (le commandant en second, meurtrier de Hosaïn) : Nous t'obéissons, ô émir ! Halte-là, soldats ! Dressez vos tentes et faites votre sieste. Quant à ces prisonniers, point de pitié ; qu'ils restent sans aucun abri, exposés au soleil.

Zain-al-âbidin (fils de Hosaïn, encore enfant) : Hélas, ma tante, je n'en puis plus ! Une fièvre brûlante me consume ! Ne peux-tu donc rien y faire, tante, chère tante ?

Zainab (soeur de Hosain) : Que pourrais-je faire pour toi, cher enfant ? Mets ta confiance en Dieu, prie : cela te soulagera.

Sakina (fille de Hosaïn, encore enfant) : Tante, j'étouffe de chaleur et de soif ; n'y aurait-il donc pas quelques gouttes d'eau dans ce désert ?

Zainab : Viens, repose-toi sur ma poitrine, mon enfant ! Essuie tes larmes, je ne peux les voir couler. Hélas ! Je n'ai pas d'autre eau à t'offrir que de l'eau de mes yeux.

Sakina : Quelle soif ! Que ne donnerais-je pas pour une goutte d'eau ! Ô tante, quand mon père allait se rendre à la place de son martyre, avec combien de larmes et de prières il me confia à tes soins ! Père chéri ! Il est parti et je n'ai que toi ; oh ! je t'en supplie, donne-moi donc quelque chose à boire !

Zainab : Malheureuse enfant ! Je ne puis te voir souffrir ainsi. Pour toi je ferai ce que je ne ferais pour personne d'autre : je vais m'humilier, j'irai trouver Ibn Sad. Dieu ne nous abandonnera pas, il nous donnera de l'eau et de l'ombre. (Elle entre sous la tente d'Ibn Sad).

Ecoute-moi, Ibn Sad ! Respecte, du moins pour un instant, les droits sacrés de Mahomet ! Nous sommes ses descendants. Tu n'es donc pas Arabe, toi ; car où sont tes sentiments d'honneur, de loyauté ? Mais montre maintenant que tu es Arabe, use de bienveillance à notre égard.

Ibn Sad (ironiquement) : Que me demandes-tu donc, noble Zainab ? Qu'est-ce qui me procure l'honneur de la visite d'une princesse ? Fais-moi savoir le service qu'il me serait possible de te rendre ! Dis-moi ce dont tu aurais besoin.

Zainab : Ce que je veux, c'est que tu aies pitié de nous. Sans ombre, sans eau, exposés aux ardeurs du soleil, nous souffrons de la soif. Vois ces pauvres enfants en haillons ; ils ont la fièvre, ils meurent. Laisse-toi fléchir par respect pour mon grand-père, le-prophète.

Ibn Sad : Soeur de l'imam rebelle, apprends, de science certaine, que tu ne verras autre chose que de l'ignominie et de l'inimitié de ma part. Grille au soleil, hurle et pleure tout à ton aise !

Zainab : Maudit mécréant ! Je ne te demande rien pour moi-même ; seulement aie quelque compassion pour ces pauvres orphelins !

Ibn Sad : Trêve de paroles ! Sors de ma tente ! Va t'asseoir au soleil ! Voilà ta place !

Zainab s'éloigne le coeur brisé. Un courrier arrive. Il annonce au général que des partisans de Hosain se trouvent dans les environs et qu'ils ont l'intention de tomber à l'improviste sur le camp pendant la nuit et de délivrer les prisonniers. Le général appelle Chamir et lui demande conseil. Ne t'en soucie point, général, répond-il ; sur le revers de cette montagne-là se trouve un couvent de chrétiens fortifié ; nous y passerons la nuit. On arrive au couvent et on y est admis. Les têtes des rebelles tués sont remises au prieur pour qu'il les garde.

Le prieur, ôtant la tête de Hosaïn de la lance : Grand Dieu ! Cette belle tête me fait l'effet d'une tulipe fraîchement éclose. A qui pourrait-elle bien appartenir ?

La tête de Hosain dit en arabe le passage suivant du Coran : Ne croyez pas que Dieu soit inattentif aux injustices des méchants.

Le prieur : Ah ! mon Dieu ! Ai-je bien entendu ? D'où provient cette voix, dont le timbre harmonieux fait résonner la terre et le ciel ? Serait-ce un rêve ? Mais je suis éveillé.

La tête de Hosain : Ceux qui font le mal apprendront un jour quel sort leur est réservé. (Coran)

Le prieur : Frères, accourez, venez ! Dites-moi, avez-vous entendu cette voix ? Cette mélodie plaintive, d'où vient-elle ? Du ciel ?

Un moine : Non, vénérable prieur, elle vient de la bouche de cette tête tranchée. Les lèvres en remuent, elles nous expliquent le sens mystérieux de l'Evangile... Mais non, ce que j'entends, ce sont des versets du Coran.

Le prieur : Pour l'amour de Dieu, réponds-moi, tête ! A l'âme de quel homme as-tu appartenu ? Rose fanée, dans le jardin de qui t'a-t'on cueillie ? La lumière du salut éternel rayonne de tes joues. Es-tu un miracle de Moise ou de Jésus ?

La tête : Je suis le martyr de Kerbela ; mon nom est Hosaïn. La meilleure des femmes me donna naissance, mon père est Ali, mon grand-père, Mahomet. Ma patrie est la ville de Médine ; mon lieu de repos, les sables de Kerbela.

Et voyez ! Les voilà qui viennent tous, les prophètes et les prophétesses des temps antiques, les saints et les saintes femmes ; voilà Fatima et Marie, les seules filles d'Eve qui n'aient jamais cessé d'être des vierges pures, même après avoir mis des fils au monde. Et, tous, ils ont une parole d'hommage et de pitié pour le martyr et beaucoup d'entre eux maudissent aussi ses assassins.

Le prieur ne peut résister à ce spectacle. Exauce mon humble prière, s'écrie-t-il, ô martyr tombé sous le fer des injustes ! Je renonce à l'étole du prêtre chrétien ; je me convertis à ta religion ! Et il prononce les paroles que la tête lui dit pour qu'il les répète : Je confesse qu'il n'y a d'autre dieu qu'Allah, que Mahomet est le prophète de Dieu, et Ali, l'ami de Dieu.

Pour le Persan un tel drame n'est pas de la poésie, mais de l'histoire ; ce n'est pas une oeuvre d'imagination, mais la réalité même. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend s'est passé ainsi et non autrement ; rien n'y a été ajouté et on n'en a rien retranché. L'illusion est complète pour lui ; il ne pense pas qu'il ne fait qu'assister en spectateur à un drame : il voit se dérouler sous ses yeux ce qui est arrivé à douze siècles de là.

Par suite aussi il y a des rôles, celui de Chamir, le meurtrier de Hosaïn, par exemple, qui exposent les acteurs à de grands dangers. Chodzko qui, pendant les onze ans de son séjour à Téhéran, a fait une étude spéciale des pièces de théâtre persanes et qui en a rapporté en Europe une riche collection, raconte qu'il a connu un acteur qui avait perdu l'oeil gauche, y ayant reçu d'un spectateur un coup de pierre au moment où il se penchait pour trancher la tête du prince.

Morier dit également que lors de son séjour à Téhèran, les spectateurs voyant représenter la mort de Hosaïn éprouvèrent le besoin de laisser leur indignation se faire jour ; ils firent donc pleuvoir une grêle de pierres sur les acteurs qui avaient joué les rôles d'officiers et de soldats de Yezid et les chassèrent de la scène. « On nous a raconté, ajoute-t-il, qu'il est si difficile de trouver des acteurs pour faire ces personnages, qu'on enrôla de force quelques prisonniers russes en qualité de soldats de l'armée de Yézid ; après la catastrophe, ils disparurent aussi vite qu'ils le purent. »

Maints spectateurs, non contents de se meurtrir la poitrine avec de vigoureux coups de poing, se font des incisions au front avec leurs poignards. Il règne en général pendant tout le temps de la fête du Moharram une exaltation sauvage et fanatique. On rencontre toute la nuit dans les rues des troupes d'hommes nus jusqu'à la ceinture, agitant des massues en l'air, les têtes rasées ruisselant de sang et de sueur, s'écriant dans une extase frénétique : « ô Hosaïn, rois des martyrs ! »

Elle est fort étrange à nos yeux, cette haine irréconciliable que les chiites ont pour les orthodoxes, car les deux partis ne sont pas en désaccord sur des points de foi théoriques d'importance ; ils ne se séparent que sur des bagatelles et sur la manière dont ils envisagent l'histoire du septième siècle. Qu'importe de nos jour, pourrait-on croire, qu'Abou Bekr et Omar et Othman plutôt qu'Ali et Hasan et Hosaïn aient été les successeurs de Mahomet, il y a de cela douze siècles ? Ces temps là sont bien loin de nous et le monde a bien changé depuis.

Et ensuite combien est étrange ce respect sans bornes pour les imams ! Jamais un Persan, quoi qu'il puisse croire ou rejeter dans son for intérieur, et si loin que sa manière de voir s'écarte de l'islamisme, n'aimera à entendre parler légèrement des imams. « On peut sans grand inconvénient, disait-on au comte de Gobineau, médire de tout dans notre pays et de tout le monde, sauf des imams et de la femme de celui à qui l'on parle. Sur ces points seulement, on se créerait des inimitiés mortelles. »

C'est donc là un sentiment foncièrement national ; et pourtant, qu'elle est étrange cette idolâtrie qu'on professe pour Hasan et Hosaïn ! Hasan était un bon vivant, qui fut fort heureux de pouvoir vendre à Moâwia ses prétentions au califat en échange d'une pension extrêmement élevée ; depuis lors il mena une vie agréable à Médine, retiré d'ordinaire dans son harem bien peuplé, et il mourut tranquillement de sa belle mort dans son lit ; car l'opinion des Persans qu'il aurait été empoisonné par Moâwia est l'une de ces innombrables contre vérités répandues pour jeter un jour odieux sur les Omaïades. Quant à Hosaïn, l'historien impartial ne peut voir en lui qu'un aventurier ambitieux, qui s'est rendu coupable de parjure et de haute-trahison.

(L'auteur n'a pas dû étudier les causes religieuses et légitimes du soulèvement de Hussein. Quant à Hassan, Kulayni lui attribue 300 épouses dans son Kafi, ce qui est certainement un mensonge.)

Et pourtant il est facile d'expliquer le fanatisme des chiites, non toutefois par l'histoire des Alides, mais par celle de la Perse. La cause des Alides est devenue celle de la Perse subjuguée et, dans les malheurs de cette famille, les Persans voient ceux de leurs propres ancêtres. Par haine pour la domination arabe, ils ont pris parti pour les opprimés, les Alides ; cette haine a survécu à tous les siècles, à tous les changements politiques ; maintenant encore que la race arabe a depuis longtemps déjà disparu de la scène de l'histoire, elle est aussi ardente qu'au premier jour ; elle a été transportée des Arabes à tous les autres peuples qui ont suivi leurs traces et qui ont hérité d'eux.

L'abîme qui sépare les deux parties du monde musulman, est insurmontable et rien ne peut le combler ; un non-musulman est, aux yeux du chiite, moins horrible qu'un orthodoxe, et, de même, pour celui-ci, le chiite est tout ce qu'il y a de plus affreux. D'après certains voyageurs du moins, les orthodoxes et les chiites n'ont rien à se reprocher sous le rapport de l'intolérance ; Fraser surtout est de cet avis ; les Turcs, selon lui, sont plus francs et plus violents, les Persans, plus faux. L'un dit-il, c'est le lion qui saute sur sa proie et qui la tue d'un coup ; l'autre, c'est le serpent, qui rampe jusqu'a sa victime et, la saisissant au moment où elle n'est pas sur ses gardes, lui fait une morsure mortelle.

C'est toutefois une question que de savoir si cette opinion est fondée. Toujours est-il que ce n'est pas celle de tout le monde et les jugements de l'espèce dépendent parfois uniquement des rencontres que le voyageur a faites, des personnes dont le hasard lui a fait faire connaissance, des endroits où il a longtemps séjourné. Fraser semble surtout se fonder sur ce qu'il a vu dans la ville sainte de Mechhed, qui, strictement, ne peut être visitée par « un infidèle franc. »

Le sentiment de la plupart des voyageurs est que les Persans, pris en général, sont plus tolérants que, les orthodoxes. Il y a naturellement des exceptions à cette règle. D'abord la haine pour Omar est universelle et invincible. « Un jour, dit Malcolm, je parlais d'Omar à un Persan très intelligent et très modéré, et je le louais comme le plus grand de tous les califes. Il ne me contredit pas et se borna à me répondre : Tout ce que tu dis est vrai, mais, en fin de compte, ce n'était tout de même qu'un chien. »

 


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