Croyance en la falsification du Coran

 

Le Chiisme primitif

Jusqu'à la première moitié du Xe siècle (IVe siècle H.), une majorité au sein du chiisme, tel que cela ressort des sources les plus anciennes, professait une croyance si explosive et aux conséquences si imprévisibles que les chiites l'abandonnèrent quasiment à partir de cette date, allant jusqu'à renier leur propres traditions antérieures.

Selon cette conception, le texte officiel du Coran ne serait qu'une version censurée, falsifiée et altérée de la véritable Révélation faite au Prophète. Le Coran originel intégral n'aurait été en possession que de 'Ali, l'héritier du Messager et son successeur légitime.

Selon les traditions chiites, cette Révélation originelle contenait en effet un grand nombre de versets dans lesquels 'Ali et les descendants du Prophète - notamment Fatima et les imams - étaient nommément cités comme des modèles et des guides par excellence de la communauté. D'autres versets, tout aussi nombreux, dénonçaient explicitement les hommes puissants de la tribu de Quraysh et leur traîtrise à l'égard de Muhammed, de son Livre et de sa religion.

Tout cela fut censuré dans la version officielle du Coran. Rejeté, menacé de destruction, le vrai Coran intégral fut caché par 'Ali.

Jabir a rapporté que Abu Ja'far a dit : « Personne ne peut affirmer avoir rassemblé la totalité du Coran tel qu'il a été révélé par Allah. Si quelqu'un arrive avec une telle prétention, il est un menteur. Personne ne l'a rassemblé et mémorisé comme Allah l'a révélé si ce n'est 'Ali et les Imams après lui. » (Al-Kafi)

Selon le Chiisme ancien, le Coran d'Ali se serait transmis secrètement d'Imam à Imam et sera révélé à tous, lors de l'avènement du douzième Imam, leur Mahdi, le sauveur de la fin des temps.

Et d'Ici là, les musulmans devront se contenter de la version censurée et déformée de la version actuelle issue de la trahison des Compagnons qui signèrent, par leur orgueil impie, la déchéance de la communauté dans sa majorité, en écartant 'Ali de la succession du Prophète et en amputant le Livre de ce qu'il avait de plus profond.

De la monographie d'al-Sayyari sur la falsification du Coran jusqu'aux grands recueils d'al-Ayyashi ou d'al-Kulayni, pratiquement toutes les compilations anciennes de hadiths chiites datant du IXe siècle (IIIe siècle H.) rapportent un nombre important de traditions des imams contenant des citations du « Coran Intégral », citations qui ne figurent donc pas dans le Coran que l'on connaît. En voici quelques exemples significatifs, parmi beaucoup d'autres : (les passages en rouge sont ceux qui ont été soit-disant supprimés du Coran)

- « Il lui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre, et tout ce qui est entre les cieux et la terre ou sous la terre, le monde invisible et le monde visible. Il est Clément et Miséricordieux. Qui pourra intercéder auprès de Lui sans Sa permission ? » (Coran 2.255)

- « Ils ne trouveront pas ensuite en eux-mêmes la possibilité d'échapper à ce que tu auras décidé au sujet de la cause de l'Ami divin (l'imam) et ils se soumettront à Dieu pour obéir d'une manière totale. Si Nous leur avions prescrit : "Faites-vous tuer et soumettez-vous totalement à l'imam" ou bien "Quittez vos demeures pour lui", ils ne l'auraient pas fait à l'exception d'un petit nombre. » (Coran 4.65-66)

- « Et Nous avons autrefois fait une recommandation à Adam concernant Muhammed, 'Ali, Fatima, al-Hasan, al-Husayn et les imams de leur descendance, mais il oublia. » (Coran 20.115)

- « Est-ce qu´à chaque fois que Muhammed [au lieu de « qu'un Messager » dans la version officielle] vous révèle quelque chose concernant le saint pouvoir (wilaya) de 'Ali qui vous contrarie, votre orgueil démentit un groupe parmi la famille de Muhammed et en assassine un autre ? » (Coran 2.87)

- « Ceux qui sont injustes [au lieu de ceux qui dénient et sont injustes] à l'égard des droits de la famille de Muhammed, Dieu ne les pardonnera ni ne les guidera sur aucun chemin si ce n'est celui de l'enfer où ils séjourneront à jamais et c'est chose facile à Dieu. Ô Gens, l'Envoyé vous apporte de votre Seigneur la vérité sur le saint pouvoir (wilaya) de 'Ali, ajoutez-y foi, cela vaut mieux pour vous et si vous déniez le saint pouvoir (wilaya) de 'Ali [sachez qu'] à Dieu appartient ce qui est dans les cieux et sur la terre » (Coran 4.168-170)

- « Envoyé ! Communique ce qui t'a été révélé de ton Seigneur au sujet de 'Ali. Si tu ne le faisais pas, alors tu n´aurais pas communiqué Son message. » (Coran 5.67)

- « Certes, Allah a élu Adam, Noé, la famille d´Abraham et la famille d´Imran et la famille de Muhammed au-dessus de tout le monde. » (Coran 3.33)

Ali Ibn Ibrahim a rapporté la remarque suivante de l'Imam Moussa Al-Kadhem : « Ce Verset a été révélé selon la chronologie suivante : " Oui, Dieu a choisi de préférence aux mondes : Adam, Noé, la Famille d'Abraham, la Famille de 'Imran, et la Famille de Mohammed… " mais l'on a fait disparaître par la suite du Saint Coran l'expression " la Famille de Mohammed. » (La vie des coeurs, Hayat al qulub, Majlisi)

Scheikh Tusi, dans l'ouvrage Majalis, à partir de sources dignes de confiance a rapporté les paroles suivantes d'Ibrahim Abdu Samad : " J'ai entendu l'Imam As-Sâdeq réciter le Verset de la manière suivante : " Oui, Dieu a choisi de préférence aux mondes : Adam, Noé, la Famille d'Abraham, la Famille de 'Imran, en tant que descendants les uns des autres. Dieu est Celui Qui entend et Qui sait ", (Coran 3/33.34) ; mais l'on a fait disparaître l'expression " la Famille de Mohammed " du Saint Coran ; ce Verset n'avait pas été révélé autrement ". (La vie des coeurs, Hayat al qulub, Majlisi)

- « Et lorsque ton Seigneur préleva une descendance des reins des fils d´Adam leur progéniture et les rendit témoins sur eux-mêmes : "Ne suis-Je pas votre Seigneur, Muhammed n'est-il pas l'envoyé de Dieu, 'Ali n'est-il pas le commandeur des croyants ?" Ils dirent : "Oui, nous en témoignons". » (Coran 7.172)

- « Quiconque obéit à Dieu et à son Messager en ce qui concerne le saint pouvoir (wilaya) de 'Ali et le saint pouvoir des imams après lui, celui là jouit d'une grande réussite. » (Coran 33.71)

- « Vous saurez bientôt, ô peuple de dénégateur, alors que je vous ai fait parvenir le message de mon Seigneur concernant le saint pouvoir (wilaya) de 'Ali et celui des imams après lui, qui (de nous) se trouve dans un égarement évident. » (Coran 67.29)

- « Il a été établi pour vous, Ô famille de Muhammed, en fait de religion, ce qu'Il avait prescrit à Noé, et ce que Nous te révélons, Ô Muhammed, et ce que Nous avions prescrit à Abraham, à Moïse et à Jésus : "Etablissez la religion de la Famille de Muhammed, ne vous divisez pas à son sujet et soyez unis. Combien paraît dur aux associateurs, ceux qui associent au saint pouvoir de 'Ali d'autres pouvoirs, ce vers quoi tu les appelles en fait du saint pouvoir de 'Ali. Certes Dieu guide, Ô Muhammed, vers cette religion celui qui se repent, celui qui accepte ton appel vers le saint pouvoir de 'Ali [au lieu de : Dieu choisit et appelle à cette religion qui Il veut. Il guide vers elle celui qui se repent.] » (Coran 42.13)

- « Nous avons offert aux hommes, dans ce Coran, toutes sortes d'exemples, mais la majorité des hommes s'obstinent dans leur incrédulité en la wilaya de 'Ali. » (Coran 17.89)

- « Nous ferons goûter aux dénégateurs qui ont délaissé la wilaya du Prince des initiés ('Ali) un dur châtiment dans ce bas monde, et Nous les rétribuerons de manière encore pire que le mal qu'ils ont commis. » (Coran 41.27)

- « Vous êtes la meilleure communauté (Oumma) qu'on ait fait surgir pour les hommes. » (Coran 3.110) Abu Abdillah dit à celui qui récitait ce verset : « La meilleure des communautés assassinerait-elle l'Emir des Croyants ('Ali) ? Hassan ? Housseyn ? » On lui demanda alors : « Comment fut révélé ce verset, Ô fils du Messager d'Allah ? » Il dit : « Vous êtes les meilleurs Imams qu'on ait fait surgir pour les hommes » ne remarques tu pas les compliments qui leur sont faits à la fin du verset ? « Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez en Allah. » (Tafsir al Qummi)

 

... De tels exemples peuvent être multipliés...

Ainsi le chiisme ancien propose sa propre version de l'histoire du texte coranique. En même temps, il dote ses théories de l'imamat de fondements coraniques tout en soulignant l'impiété et la violence de ses adversaires historiques. A travers ce genre de traditions, les imams du chiisme paraissent affligés par l'ignorance d'une masse qui, au terme de quelques décennies, a complètement rompu avec les enseignements et directives de son Prophète et de son Dieu. La faute en incombe aux dirigeants de cette masse, qui ont permis la falsification du Message divin et l'ont fait accepter, par force et par ruse, à la majorité des musulmans.

 

Le Chiisme rationaliste

Parmi les traditionnistes illustres, Ibn Babuya (381/991) semble être le premier non seulement à passer sous silence ces données mais à adopter une position identique aux sunnites : d'après lui, le Coran officiel est identique au Coran révélé au Prophète. Dès lors, cette attitude deviendra progressivement celle du courant majoritaire du chiisme duodécimain. C'est qu'entre-temps étaient survenus deux événements majeurs : l'Occultation du douzième et dernier imam, devenu ainsi « l'Imam caché », mettant un terme à la période des imams historiques, et l'arrivée au pouvoir des Bouyides chiites ( de 334 à 447 / 945 à 1055 ) à Bagdad ainsi que leur prise de contrôle du califat sunnite abbasside.

Une des conséquences capitales de cette évolution fut le développement et la consolidation, au sein du chiisme duodécimain, de la « tradition théologico-juridique rationnelle », était la suppression ou la redéfinition des points de divergence générateurs de violence avec le sunnisme. Dans ce contexte, la croyance en la falsification de la version officielle du Coran n'avait plus aucune place. Mettre en doute l'intégrité du Livre officiel, c'était ni plus ni moins contester l'islam - ce que les juristes-théologiens chiites protégés des Bouyides, eux-mêmes « protecteurs du califat », ne voulaient ni ne pouvaient se permettre.

La thèse de la falsification du Coran officiel fut donc abandonnée par les théologiens et exégètes du courant désormais dominant du chiisme duodécimain, et progressivement oubliée par la masse des chiites.

Et pourtant, à chaque époque il y eut des auteurs, et non des moindres, qui - par fidélité à la tradition primitive - professèrent de nouveau cette thèse : d'Ibn Shahrashub et Ahmad b. 'Ali Tabrisi au VIe/XIIe siècle, jusqu'à la grande autorité religieuse des temps modernes, Mirza Husayn Nuri (1320/1902), en passant par quelques grands penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles comme Fayd Kashani, Hashim Bahrani, Majlisi, Ni'matallah Jaza'iri ou encore Sharif 'Amili, sans oublier l'ouvrage controversé du XIe/XVIIe siècle, Dabestan e madhaheb, ou le manuscrit de Bankipore (Inde) datant de la même époque, et contenant le texte de deux sourates entières censées appartenit au « Coran intégral originel », la sourate Nurayn, des Deux Lumières (i.e celle de Muhammed et de 'Ali) et la sourate de la Wilaya (élection divine de 'Ali et de ses descendants).

Ces auteurs, relevant presque tous de la tendance « primitive », eurent souvent à affronter l'opposition sinon l'hostilité de leurs coreligionnaires « rationalistes ».

Pour les premiers, la présence massive de la thèse de la falsification dans les anciennes compilations, dont la crédibilité et l'autorité font l'unanimité, est une preuve de sa réalité. Pour les seconds, l'intégrité du Coran officiel étant indubitable, la présence des traditions professant la falsification est tout simplement la preuve de la contamination du corpus du Hadith par des traditions inauthentiques, forgées dans les milieux déviants et extrémistes.

Ainsi, entre les deux sources scripturaires de l'islam, le Coran, et le Hadith, les chiites rationalistes accordent leur confiance à la première et les chiites primitifs plutôt à la seconde. C'est dire combien cette question a depuis toujours été un sujet de débats et de polémiques parmi les savants chiites, et ce jusqu'à nos jours.

 


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